Depuis la démocratisation de l’Internet et la forte volonté des joueurs d’avoir des interactions avec d’autres joueurs de façon très large, on assiste depuis de nombreuses années à la création de jeux exclusivement tournés sur l’aspect multijoueur.

Il n’est pas rare de rencontrer deux personnes ayant la discussion suivante :
« Tu joues à tel jeu ?
– Non parce que la communauté est mauvaise. »

Quand bien même le jeu plairait à cette seconde personne, il n’est effectivement pas insensé de croire que l’aspect social — pour un jeu multijoueur donc — est primordial pour une partie de la population.

Mais comment expliquer que la communauté d’un jeu puisse être mauvaise (violences verbales, insultes, engueulades, écrasement des nouveaux, rejet de ses fautes sur les autres, haine…) dans un jeu, alors que dans d’autres on peut qualifier cette communauté d’excellente (bon accueil des nouveaux, entraide entre les joueurs, présentation d’excuses en cas d’erreur, volonté d’être généreux…) ?

MONTRE MOI TON JEU, JE TE DIRAI COMMENT SERA TA COMMUNAUTÉ
Retour en 2004, où deux jeux bien connus du public des joueurs PC font la part belle au genre du FPS (first person shooter, ou jeu de tir subjectif) : Counter-Strike (CS) et Unreal Tournament 2004 (UT2k4).
Bien que tous deux des FPS, dont le but est globalement le même (le mode de jeu le plus utilisé en tournoi pour Unreal Tournament, le TAM, utilise approximativement les mêmes règles que Counter-Strike), leur communauté n’est pas du tout de même qualité. Bien sûr, dans les deux communautés larges de plusieurs millions de personnes, on trouve à la fois des joueurs très sympathiques et fair play tout comme des malpolis insultants.

A cette époque, la communauté de CS était très élitiste, souvent raciste, ne pardonnait pas l’erreur et dénigrait les joueurs de niveau inférieur ; Counter-strike avait même la réputation de posséder « la communauté la plus pourrie d’Internet ».

A l’inverse, la communauté d’UT2k4 était un « monde de bisounours » où les bons joueurs entraînaient les plus faibles et où les adversaires se saluaient respectueusement après une partie. Un adversaire qui ne cessait d’en tuer un autre n’était pas considéré comme un « connard de noob qui a de la chatte » (pour reprendre les expressions les plus usuelles dans CS), mais comme un « ennemi juré » (vous savez, façon Vegeta et Sangoku).

Dans l’un, lorsqu’un conflit éclate, il y a une montée de violence des deux côtés, alors que dans l’autre tout le monde remet le joueur qui s’emporte à sa place.

Alors ? D’où vient cette différence de mentalité parmi les joueurs ?
Est-ce parce que Counter-Strike cible le public des gros cons et Unreal Tournament 2004 le public des taoistes ? Nullement.

La qualité d’une communauté au sein d’un jeu n’est pas le fruit du hasard, elle est même conditionnée par les concepteurs du jeu. Dans un article précédent, je parlais de l’importance de la gestion de la frustration dans le jeu, de ses mécaniques de charge et décharge et notamment de la frustration provoquée par l’attente.

Dans notre exemple, possédant le même cœur de jeu où le facteur fun est le même pour tous (tirer sur d’autres joueurs), les deux jeux ne sont pas conçus de la même façon :
L’équilibre des mécaniques de charge et décharge pour Counter-Strike est déséquilibré en faveur de la charge, alors que la situation est inversée dans Unreal Tournament 2004.

Dans CS, la première partie du jeu est l’attente des quelques secondes après avoir acheté (le freezetime, bien qu’il ne représente que 6 secondes en tournoi, la majorité des serveurs l’ont désactivé lorsqu’il s’agit de parties amicales), puis l’attente à la recherche de l’ennemi, l’attente de l’ennemi en position de couverture de l’objectif, vient ensuite la phase de tir lorsqu’un un ennemi est rencontré, qui ne dure généralement que quelques secondes et enfin en cas de mort, la phase d’attente du round suivant (le temps que chaque joueur meure ou que l’objectif soit rempli).

Sur un round de 5 minutes, le temps de jeu effectif ne représente en réalité qu’une dizaine de secondes, et la mécanique de décharge qui consiste à affronter ses adversaires n’a pas le temps de faire effet et n’est pas d’assez forte intensité pour relâcher toute la frustration engendrée par les phases d’attente. Au contraire même, sa durée est si courte que la mort engendre un pic de frustration.

Une forte frustration doit être relâchée à un moment où à un autre, et plus il y en a, plus la réaction est violente (ce que l’on appelle communément le « pétage de plomb »). Comme certains jeux comme CS ne proposent pas de mécaniques de décharge suffisante, les joueurs trouvent un palliatif en criant et insultant les autres. Mais comme les joueurs sont frustrés des deux côtés, plutôt que de calmer le jeu, les autres joueurs montent aussi en pression et profitent de la situation pour aussi évacuer la leur et on assiste à un effet boule de neige qui se propage à la communauté toute entière, faisant fuir une partie des joueurs.

Dans Unreal Tournament 2004, l’attente est très faible et les combats durent beaucoup plus longtemps, propulsant le temps de jeu effectif bien au-delà du temps d’attente.

UN EXEMPLE PARMI TANT D’AUTRES
Dans le genre des jeux AAA très mal conçus pour leur multijoueur, on peut par exemple s’intéresser à World of Warcraft par le géant Blizzard. Il existe 3 types principaux de JcJ (joueur contre joueur ou PvP – pour player versus player) :
1) Le JcJ en arène, où le but est de monter une équipe et de tuer l’équipe adverse.
2) Le JcJ en champ de bataille, où le but est de remplir un objectif en coopération avec son équipe, contre l’équipe adverse.
3) Le JcJ sauvage, disponible sur les serveurs adéquats, où l’on peut affronter librement n’importe quel joueur de la faction adverse.

Même si dans l’idée, cela peut sembler très séduisant pour beaucoup de joueurs, dans la pratique, c’est tout autre chose.

L’arène
En arène, le temps de jeu effectif est soit trop court, soit trop long. Une fois passée l’attente du début de combat, on se retrouve dans 2 cas de figure :
– L’équipe en face possède un soigneur (healer) et là ça peut durer longtemps. Très longtemps. Trop longtemps. L’amusement qui consiste à essayer d’abattre les joueurs adverses se change progressivement en lassitude et frustration.
– L’équipe en face ne possède pas de soigneur et c’est généralement très court, ce sont des compositions du type « ça passe ou ça casse » censées délivrer une quantité de dommages extrêmes en peu de temps, généralement avant que l’équipe adverse ne puisse faire quoi que ce soit.

De plus, les arènes offrent des éléments de décor qui permettent aux joueurs de fuir, se cacher et se reposer, augmentant ainsi l’attente et la frustration.

Le champ de bataille
Comme son nom l’indique, on pourrait s’attendre à un grand champ où le but est de se battre avec l’adversaire. Il existe de nombreux champs de bataille dans World of Warcraft et AUCUN ne propose l’affrontement entre joueurs comme but principal.

Comment expliquer que dans la majorité des champ de bataille, la partie finit généralement par dériver au centre de la carte avec les deux factions de joueurs qui s’affrontent, ignorant les objectifs ?
C’est pourtant simple : car les joueurs veulent affronter d’autres joueurs, pas capturer des drapeaux, des tours, des moulins, casser des portes, tuer des loups ou des PNJ costauds.

Ce que l’on appelle « Deathmatch », qui est le premier mode multijoueur intégré dans n’importe quel jeu de tir subjectif, est absent de World of Warcraft depuis sa sortie. Pourquoi ?

Le PvP sauvage
Alors qu’on pouvait s’attendre dans l’idée aux deux factions menant des guerres épiques l’une contre l’autre, se défier dans l’honneur en face en face, on se retrouve finalement à des joueurs frustrés par les deux modes de JcJ précédents qui vont passer leur temps à tuer des joueurs de niveau inférieur pendant qu’ils font tranquillement des quêtes.

Le concept de personnages comme le voleur (rogue) n’arrange rien : leur gameplay se concentre généralement sur le fait d’empêcher de jouer l’adversaire (quelle tristesse…). Le plaisir du joueur rogue ne se retrouve pas dans le fait de jouer, mais dans le fait de priver le joueur adverse de son plaisir.

Génération de frustration sans mécanique de décharge, il n’est donc pas étonnant que la communauté d’un jeu comme World of Warcraft soit globalement mauvaise et que les forums soient pleins d’insultes.

Pourtant, World of Warcraft est un jeu qui a coûté des centaines de millions de dollars en développement, avec des graphismes, un background, une programmation très travaillés, un gameplay fluide, une optimisation pour fonctionner sur beaucoup de petites machines, des cinématiques et musiques épiques, une bonne diversité de classes et personnages, beaucoup de donjons et de combats scénarisés, des jeux alternatifs (cartes, figurines…), des campagnes de pubs très onéreuses…
Pourquoi avoir fait l’impasse sur les game designers ? Ce n’est pourtant pas ce qui coûte le plus cher ou demande le plus de temps, et le résultat c’est une communauté pourrie.

LES COMMUNAUTÉS DE NOS JOURS
On a beau faire toujours plus de progrès dans la technique, dans le marketing, la profusion de contenu, les fondations du game design en matière de multijoueur ne changent pas.

J’évoquais le cas de Defense of the Ancients (DotA) et League of Legends (LoL) dans un autre article. C’est aujourd’hui la communauté de League of Legends qui tient le rôle de celle de Counter-Strike il y a quelques années. Jeu célèbre pour ses nombreux champions ou son mode de jeu cloné sur le très célèbre mod DotA de Warcraft 3, LoL est surtout réputé pour la mauvaise ambiance au sein de sa communauté.

LoL est un jeu où l’erreur est très pénalisante. La mort de son personnage entraîne à la fois une pénalité pour son équipe (4 joueurs contre 5), une pénalité pour soi (attendre parfois jusqu’à 80 secondes que le personnage ressuscite à la base de l’équipe) mais aussi un bonus à l’équipe adverse, pardon, au joueur adverse qui a fait le « kill ».

Mais sans entrer dans les détails des erreurs en matière de politiques de difficultés adaptatives du gameplay se répercutant sur l’équilibrage du système, LoL est comme Counter-Strike, un jeu où l’on attend beaucoup et où le temps de jeu effectif ne représente qu’une mince fraction de la partie totale. L’attente est omniprésente de ce jeu, et comme CS, charge le joueur de frustration sans le décharger comme il se doit.
1) Le joueur attend une minute lors de la sélection du champion et de ses sorts.
2) Le joueur attend que TOUS les joueurs aient chargé le jeu (et non pas uniquement les éléments nécessaires à la partie), ce qui peut s’avérer très long.
3) Le joueur attend une minute et trente secondes que la partie commence, après avoir effectué ses achats et que les sbires daignent se montrer
4) Le joueur attend et passe sa partie à surtout tuer des sbires pour gagner de l’or, regardant son adversaire en chien de faïence pendant parfois plusieurs minutes avant de trouver une ouverture pour passer à l’action.
5) Quand l’action se passe, elle est généralement assez courte, car il ne faut pas plus de quelques secondes pour venir à bout d’un adversaire, à moins qu’il ne soit tank (et encore, ça dépend des situations)
6) Si le joueur meurt, il va devoir encore attendre la réapparition, attendre de rejoindre la position et attendre les combats.
7) Même pour progresser vers le Nexus adverse, le joueur doit attendre que des sbires soient à proximité pour pouvoir attaquer les tours.

L’ambiance de ce jeu est tellement mauvaise que Riot Games a mis en place des mesures pour sanctionner les joueurs dépassant les limites grâce au Tribunal. Les plaintes et les « reports » étaient tellement nombreux que Riot n’a pas pu avoir la possibilité de gérer tous les conflits ; ils ont donc donné à la communauté la possibilité de juger eux-mêmes les autres joueurs, ceux étant coupables seront sanctionnés par Riot d’un avertissement, bannissement temporaire ou définitif.

En apparence, cela semble une bonne idée, malgré la faillibilité du système (oui, il existe des joueurs qui passent leur temps à acquitter des joueurs insultants, car ils font eux-même partie de cette catégorie) même si en pratique, on a vu que les problèmes de communauté proviennent du fonctionnement même du jeu. Si le jeu ne change pas, la communauté ne changera pas non plus.

Mais la communauté est tellement mauvaise que Riot Games a préféré partir du principe que tout le monde est coupable, en rajoutant des mécaniques de frustration supplémentaires pour punir les joueurs qui font des « actes répréhensibles ». Exemple :
– Le joueur est dans le lobby d’une partie, en sélection de champion, et il doit le quitter pour une raison particulière : Quelqu’un qui sonne à la porte, coup de fil, bébé qui pleure, un ami avec qui il devait jouer vient de se connecter… les bonnes raisons sont légion.
– Le joueur quitte donc le lobby, ce qui replace les joueurs dans la file d’attente pour une dizaine de secondes seulement.
– Le joueur désire relancer une partie et là… impossible de relancer une partie (jusqu’à 30 minutes d’attente).

Riot et les joueurs considèrent immédiatement que vous avez quitté la partie par caprice, car le champion que vous vouliez jouer n’était pas disponible. Même si dans l’absolu ce n’est pas reprochable, il faut quand même comprendre que si chaque joueur fait ça à chaque partie, la partie ne se lance jamais. Mais alors, pourquoi ne pas simplement changer la façon dont le matchmaking sélectionne les joueurs pour que ça puisse correspondre à notre volonté de jouer ?

Punir le joueur qui quitte la partie parce qu’il n’a pas le champion/rôle qu’il désire, c’est croire que le joueur joue à League of Legends pour détruire le nexus adverse, prêt à endosser n’importe quel rôle qu’on lui donnera, pour le bien de l’équipe. C’est une vision très naïve de ce qu’attend le public, et plutôt que de s’adapter à lui, Riot le force à faire ce qu’il souhaiterait qu’il fasse.

Le problème, c’est que le jeu est présenté comme de l’affrontement entre joueurs aux travers de champions plus charismatiques les uns que les autres. Et c’est ce que veulent les gens !
A l’époque de DotA, où les possibilités étaient limitées dues à l’éditeur de scénarios de Warcraft 3, on a vu apparaître un mode appelé ARAM, qui signifie « All Random – All Middle » (tous les joueurs sélectionnent aléatoirement leur champion et vont se battre au milieu de la carte). Des règles spécifient que les achats sont interdits tant que le joueur est en vie et qu’il ne peut pas retourner se soigner à son point de départ, proche du Nexus.

Ce mode est celui qui a le plus d’engouement pour la communauté non-élitiste qu’à créé DotA/LoL et ce pour une bonne raison car elle est symptomatique d’une chose : elle traduit parfaitement la volonté qu’ont les joueurs de s’affronter en face à face avec leurs champions.

Quand les joueurs ont importé l’ARAM en parties personnalisées de LoL, Riot devant le succès de ce mode l’a officiellement intégré à son répertoire. Plutôt que de chercher à comprendre l’évolution des mœurs de son public de joueurs et ses besoins, et de le transformer en mod adapté, Riot Games en a profité pour le prendre tel quel et truquer les statistiques d’aléatoire en fourguant majoritairement des héros « gratuits » (ceux qui sont disponibles à l’essai chaque semaine) à ses joueurs.

CONCLUSION
Plus que dans n’importe quel jeu, la gestion de la frustration au sein d’un jeu multijoueur destiné à une large communauté est primordiale pour la bonne qualité de cette dernière. La négliger, c’est associer à son jeu le pire de ce que l’humain a à offrir. Riot Games semble l’assumer vu l’état de son portefeuille, tant mieux pour lui, mais en attendant c’est le joueur qui en pâtit.