Il n’y a pas si longtemps, j’assistais à la soutenance de thèse d’un jeune doctorant dont le sujet portait sur l’un des aspects du jeu vidéo (d’ailleurs, oui, il a eu son doctorat :)), lorsque durant les questions l’un des membres du jury a dit quelque chose comme « on a observé que le joueur abandonne quand c’est trop difficile » en parlant des tests qu’il menait chez lui.
Cette phrase, je l’entends souvent… je dirais même un peu trop. A tel point que je me demande si les gens l’utilisent comme raccourci pour exprimer une idée bien plus précise ou si c’est devenu une mauvaise idée reçue.
Aujourd’hui, nous allons parler rétention en abordant le seuil d’abandon.
LE JOUEUR ABANDONNE QUAND C’EST TROP DIFFICILE
Bien qu’intuitive, ne trouvez-vous pas que cette affirmation manque cruellement de précision ?
Le joueur abandonne quand c’est trop difficile… mais dans quel contexte ? Sur quel jeu ? Après combien de temps de jeu, d’essais ? Dans quel but jouait-il ? Et puis que veut dire « trop difficile » ?
Ce qui me dérange là-dedans, c’est que tout le monde semble avoir admis cette idée, alors qu’elle est tout simplement fausse, du fait de son imprécision. En effet, un joueur n’abandonne pas un jeu quand il est « trop difficile » (car déjà, ça ne veut pas dire grand chose) mais si et seulement si il atteint son seuil d’abandon.
Certaines personnes recherchent justement l’extrême difficulté et prennent du plaisir dans le succès après des centaines d’essais. Même ma mère (qui ne connaît que Tetris, les jeux de Windows et ceux de King), est capable de refaire 100 fois un niveau de Bubble Witch Saga pour le passer sans payer, en restant bloquée pendant plusieurs mois dessus… et elle est loin d’être la seule qui fonctionne comme ça. Pourtant, un jeu qui demande autant d’essais sur autant de temps pour progresser ne devrait-il pas être qualifié de « trop difficile » ? Alors pourquoi ces gens comme ma mère, qui sont très loin d’être des joueurs invétérés, n’abandonnent-ils pas ?
Alors qu’est-ce que le seuil d’abandon et comment le joueur l’atteint-il ?
LE SEUIL D’ABANDON
Si le joueur abandonne un jeu, c’est principalement à cause de… pas besoin de faire durer le suspense, vous l’aurez déjà compris depuis longtemps si vous m’avez déjà lu : la frustration (eh ben quelle surprise…).
Quand on dit qu’un « joueur abandonne quand c’est trop difficile », en réalité on devrait dire que sa frustration est trop grande. Majoritairement, les joueurs abandonnent quand un trop plein de frustration se fait ressentir, mais aussi quand celle-ci est trop basse ! C’est-à-dire quand ils atteignent leur seuil de l’intolérable, que ce soit au-dessus de leur niveau de frustration maximum, comme au dessous de leur frustration minimum nécessaire.
Eh oui, un jeu trop difficile, trop facile, dont les enjeux ne sont pas clairs, où le rythme est mal dosé (trop frénétique, trop lent) ou dont le cœur de jeu n’est pas assez exploité conduiront fatalement le joueur à l’énervement ou à la lassitude, le faisant partir vers d’autres verts pâturages vidéoludiques.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce seuil est différent pour chaque joueur, autant par le haut que par le bas (certains résistent mieux ou moins bien à l’énervement, comme à la lassitude).
Mais dépend aussi des envies de ceux-ci ! Imaginez un FPS. Un super FPS. Le meilleur au monde sur beaucoup d’aspects :
- Les plus beaux graphismes jamais créés, fonctionnant de manière fluide sur des machines modestes.
- Une bande son magistrale, fruit des plus grands artistes encore en vie.
- Un gameplay très fin, réactif, dynamique et à la prise en main immédiate.
- Une dizaine d’armes épiques, toutes différentes et personnalisables.
- Des personnages charismatiques.
- Un avatar auquel on peut parfaitement s’identifier.
- Un scénario et une narration qui engendreront de nombreux livres et films durant les 100 prochaines années.
- Un tutoriel qu’on prendrait même plaisir à refaire en boucle.
- Une difficulté savamment dosée, qui s’adapte à votre façon de jouer.
- … mais un TTK de 15 minutes sur chaque ennemi, même sur le premier petit monstre qu’on rencontre. (TTK = Time To Kill, le temps qu’il faut pour tuer un ennemi)
Je suis persuadé que 99,9% des gens lisant ces lignes n’y joueraient pas longtemps et abandonneraient probablement au bout du second monstre… et pourquoi ? Car votre seuil serait atteint, votre frustration étant soit au dessous du point mort, soit au dessus du point extrême : Lassitude d’un TTK aussi long ou énervement que le cœur de jeu soit autant raté, par exemple.
Là où c’est plus amusant, c’est que si c’était l’un des autres points de la liste qui était plutôt mauvais, il y aurait beaucoup plus de gens qui resteraient à jouer et certains n’hésiteraient pas à qualifier ce jeu de chef d’œuvre, voire de meilleur jeu de tous les temps. C’est une question de priorité et d’influence sur la frustration.
Alors oui, un jeu « trop difficile », ça peut faire abandonner les gens, mais pas pour les mêmes raisons :
- Point extrême, la représentation classique : « P***** CELA FAIT 1000 FOIS QUE JE RECOMMENCE ! … QUOI ??? ENCORE RATÉ !!! @!#&!!!! »
- Point mort : « Pffff, cela fait 1000 fois que je recommence… oh non, j’ai encore raté… ZzzzZZzzz. »
- Enjeux flous : « Certes c’est rigolo mais… pourquoi je fais 1000 fois la même chose au fait ? »
- Cœur de jeu mal exploité : « C’est le supplice de Tantale ce jeu ! Tout autour est magnifique mais je ne peux pas faire ce pour quoi je suis venu ! »
- Mais surtout il y a le contexte : « Parce que je suis venu dans ce laboratoire de playtest pour tester un jeu, alors j’ai envie de m’amuser. Je pourrais être ailleurs pour faire autre chose de mon temps. Et puis on m’a promis 50€. Filez-moi mon chèque, je me casse. 1000 fois ça suffit. Mais je retenterais bien chez moi un jour où je m’ennuie. »
On remarque ainsi qu’en modifiant quelques paramètres qui n’ont pas de rapport avec la difficulté, le joueur restera malgré tout sur le jeu. Si ma mère s’évertue sur le même niveau de Bubble Witch Saga pendant 6 mois (véridique*), c’est tout simplement parce qu’elle joue pour passer le temps. Bien sûr qu’elle préfèrerait passer au niveau suivant, voir de nouvelles choses, mais ce n’est pas primordial pour elle.
* et cela n’a rien à voir avec son talent, elle joue très bien, c’est juste une question de RNG
CONCLUSION
Pour augmenter la rétention de vos joueurs sur votre jeu, voici ce qu’il faut retenir de tout ça :
- Comprenez bien pourquoi les gens jouent à votre jeu et dans quel contexte.
- Les objectifs doivent être clairs, le joueur ne doit pas avoir besoin de faire une introspection pour savoir pourquoi il joue à votre jeu.
- Comprenez quels sont les éléments qui font monter et descendre la frustration de vos joueurs.
- Déterminez quels sont les niveaux moyens des seuils haut et bas de vos joueurs.
- Selon les points 3 et 4, ajustez les paramètres de votre jeu comme il faut.
- Enfin, n’oubliez pas que la frustration générée par rapport à une situation évolue dans le temps. Une situation vécue frustrante car « difficile » deviendra « ennuyeuse » une fois maîtrisée par le joueur.
Bref, je pense que vous avez compris l’essentiel. À vous de jouer !
Et merci d’arrêter de dire que « un joueur abandonne quand c’est trop difficile ».
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