Tout à commencé sur Gamasutra, après la lecture de ce texte-ci.
Richard Garfield glisse ici toutes ses mécaniques secrètes concernant l’équilibrage de jeux lors d’une conférence, propos longuement partagés sur le net et acclamés par les lecteurs. Seulement voilà… les auditeurs/lecteurs ont-ils été assez objectifs concernant les paroles de M. Garfield ? Est-ce que connaître le succès fait que l’on a forcément raison ?
Sur un forum francophone relativement connu, j’ai osé débattre/critiquer/soulever certains points de l’article, ce qui n’a pas provoqué que de bonnes réactions. On peut aussi voir dans les commentaires de l’article original qu’une levée de boucliers se met en place lorsque la parole de M. Garfield est mise en doute.
Le principal reproche étant le côté très basique des techniques ainsi que leur non-efficacité en certains contextes.
Exemples :
Il dit que Blizzard a reconnu utiliser cette méthode, que quand l’intégration d’un nouvel élément change la donne et fait qu’une stratégie devient plus forte que les autres, alors ils le modifient.
C’est évident que Blizzard a toujours fonctionné comme ça mais la conclusion me fait bien rigoler, car là où c’est bien le cas dans Starcraft I/II, où l’enjeu majeur est l’e-sport, c’est tout à fait différent dans World of Warcraft du fait de l’abonnement.
Dans WoW, le but n’est plus de fournir au joueur une expérience de jeu équilibrée, mais de se servir de la psychologie de celui-ci pour créer un déséquilibre volontaire afin de continuer à faire payer le joueur. En PvP, on se rend compte que périodiquement, on se retrouve avec des classes/spécialisations bien plus puissantes que les autres, sans que ça ne respecte le format caillou/papier/ciseaux (qui est d’ailleurs fortement à éviter dans les jeux de ce type), mais parce que la classe/spé en question est… la moins jouée parmi les joueurs, forçant ces derniers à « reroll » pour être les premiers et garder l’abonnement actif. A l’époque il n’y avait que ce paramètre tenu en compte. Avec l’arrivée des concurrents et la perte de joueurs dû à la casualisation, le déséquilibre volontaire suit un schéma plus complexe.
Ensuite il donne une autre méthode d’équilibrage [ultra classique], l’ajout d’un coût. Où le coût peut-être une combinaison de plusieurs ressources.
Le coût doit alors être payé pendant le jeu alors que tous les joueurs commencent au même niveau.
Si le jeu utilise des mécaniques de coût en ou entre les parties, alors la ressource sera généralement différente et il sera plus difficile de définir celui-ci.
Si tu as plusieurs éléments à équilibrer dans ton jeu, il faut en choisir un comme noyau principal . En devenant meilleur dans la compréhension du système au fil du développement , tu deviendras un expert dans l’équilibre de ce noyau principal. Dans Magic, le coût de mana est donc le le noyau principal, et maintenant qu’ils sont devenus bons à ça, ils deviennent meilleurs à équilibrer tous les autres noyaux. [J’entends d’ici les joueurs qui ricanent de voir Garfield dire que les coûts de mana sont équilibrés dans Magic, sachant que le metagame se forme principalement soit sur la nouvelle mécanique de l’extension, soit justement sur ces grosses erreurs de coûts sur quelques cartes. A moins que ce ne soient des… erreurs voulues. Allo Blizzard ? :)]
[Attention néanmoins sur l’ajout d’un coût, ne pas comprendre ça comme une solution systématique d’équilibre. L’ajout d’un coût est généralement suivi de la mise en place d’une mécanique de gain de ressources. Il faudra alors équilibrer le gain de ressources et éviter que l’ajout de mécaniques ne le rende lourd. La gestion de coût est une bonne méthode, mais ne pas croire qu’elle fonctionne partout, car on se retrouve vite à avoir deux choses à équilibrer au lieu d’une.]
Je me suis alors plus longuement expliqué en privé avec un membre de ce forum. Voici une copie (relue et corrigée ; enfin j’espère) du message réponse que je lui ai apporté :
Eh bien disons que le principal serait de commencer par faire le distinguo entre le jeu « physique » et le jeu vidéo, qui ne s’équilibrent pas de la même manière même si certaines techniques sont communes.
Le simple fait d’être dans un environnement informatique met à ta disposition une grande puissance/vitesse de calcul ainsi que la possibilité d’intégrer nombreuses routines automatiques, dont il faut savoir profiter.
Ensuite, si le jeu est multijoueur ou solo, cela change aussi la donne. Par exemple, si le joueur joue seul et si tu cibles le bon public, alors tu peux très bien utiliser un « effet win-win » qui viendra récompenser le joueur à chaque action qu’il fait en lui octroyant divers « bonus », et l’équilibre passera par la gestion de la puissance de ces différents bonus.
Néanmoins, si ton public est autre, tel que le hardcore gamer, alors on va se rapprocher d’un autre modèle à adopter pour le multijoueur : afin de ne pas créer le déséquilibre, il ne faut pas récompenser do bonus le joueur qui gagne.
Si tu prends l’exemple de Call of Duty, plus tu fais du kill streak (des morts à la chaine), plus tu débloques des objets puissants, ce qui va à l’encontre total d’un équilibre entre les joueurs ; le joueur qui gagne aura plus de solutions de gagner face à ses adversaires, qui perdaient déjà en situation de départ (à savoir l’équilibre « parfait »).
Dans le message qui suit, je vais surtout prendre l’exemple du jeu vidéo car c’est mon domaine de spécialité, mais beaucoup de ces exemples fonctionnent aussi dans le jeu de plateau, avec toujours évidemment une réflexion/adaptation au cas par cas.
La tendance actuelle, due à un contexte socioculturel, vise (à l’instar de récompenser le joueur qui réussi), punir le joueur qui rate. Certains utilisent cet argument pour justifier une certaine difficulté de leur jeu comme Dark Souls, les MMO coréens, voire Diablo en grosse difficulté où tu perds de l’XP en mourant, voire des caractéristiques ; mais rétrospectivement, on s’aperçoit que le joueur en possession de meilleurs moyens n’arrivait déjà pas à passer telle ou telle situation et y arrivera encore moins avec des compétences diminuées (ou en sera même dans l’incapacité).
De plus, le jeu n’est pas plus dur pour le joueur qui réussi, vu… qu’il ne rate pas, et n’attrape donc pas de malus. Paradoxal pour un jeu qui se veut proposer un gros challenge, non ?
De ce fait, on peut commencer à entrevoir d’autres méthodes d’équilibre entre le joueur et le jeu, ou même entre les joueurs :
– Et si quand un joueur réussissait, ça l’handicapait ?
En multi, en aidant ses adversaires : Par exemple dans mon jeu de société Exarque, les joueurs en début de tour piochent un nombre de cartes équivalent au nombre de régions que contrôle le joueur qui en a le plus, sachant que c’est un jeu de contrôle, afin qu’ils ne soient pas largués par l’avantage que confère ce contrôle.
En solo, en augmentant la difficulté : Imagine un shoot’em up ; plutôt que de punir le joueur qui meurt en lui volant ses crédits ramassés ou en supprimant toutes ses armes d’un coup, on augmente progressivement la vitesse du jeu au fil du temps que le joueur reste en vie. Le joueur qui mourra souvent ne verra pas ce changement, le joueur qui sera très fort aura un challenge croissant, à la mesure de son « talent ». (C’est le principe utilisé dans mon shmup Sprite Wars.
Bien sûr, la façon dont les paramètres changent, y insérer un plafond, etc. cela doit aussi faire l’objet d’une attention particulière.
– Et si quand un joueur ratait, on l’aidait ?
En multi : C’est le cas de Mario Kart par exemple. Quand tu ramasses une caisse, les probabilités que tu obtiennes un objet ultra puissant est proportionnel à ta place dans la course. Les derniers joueurs auront des armes ultra puissantes, leur permettant de remonter et rattraper les premiers. L’exemple d’un équilibre mal fait sur un principe qui fonctionne, c’est Mario Kart Wii, qui cible le joueur très casual, où les armes que tu acquiers dans les positions de fin sont si puissants que rester premier dépend plus du hasard que du talent de jeu, comparé à un Sonic & All-Stars Racing où cet équilibre est mieux travaillé.
En solo : Quand le joueur rate un certain nombre de fois une situation, on va l’aider en lui apportant de nouveaux éléments. Dans un jeu d’enquête, au bout d’un temps écoulé, une option te délivrant un indice va se débloquer. L’exemple typique de cette solution mal équilibrée se retrouve dans « Prince of Persia » (celui après la trilogie Sands of Time), dans lequel le joueur ne pouvait pas mourir. A chaque chute, le joueur était transporté après le piège…
A la base de la conception du jeu, avant même de définir quelles mécaniques tu vas patcher sur ton moteur de gameplay pour qu’il soit équilibré (comme les méthodes que donne Garfield), il faut d’abord lui attribuer une ou plusieurs politiques de difficulté :
Récompenser le bon joueur.
Punir le bon joueur.
Récompenser le mauvais joueur.
Punir le mauvais joueur.
(avec bon et mauvais dans le sens qui réussi ou qui rate)
Tu verras que si ton contenu n’est pas équilibré, juste en décalant quelques variables dans ta structure, de part l’intégration de ces différentes mécaniques, ton jeu sera plus facilement équilibré.
Ensuite, il dit qu’il n’y a pas de formule mathématique magique, même si les maths ça sert. C’est vrai, mais c’est à mon avis minimiser l’importance des mathématiques dans l’équilibrage, notamment celui de l’application de ratios.
Dans ton jeu, il faut déterminer l’élément de base (dans une pile de sorts par exemple : la boule de feu) et décider de lui attribuer un « ratio d’efficacité » égal à 1.
Quand tu vois la puissance de ta boule de feu dans les différentes stratégies possibles, tu comprends ainsi comment elle fonctionne. Tu peux même transformer, si ton jeu est très complexe en possibilités, le ratio en intervalle d’efficacité (attention, ça doit dans la majorité des cas rester le plus proche de 1, sinon c’est que tu n’as pas choisi le bon élément de base).
Le but de la manœuvre consiste à transformer chaque élément en ratio ou intervalle ; là où l’art rentre en jeu, c’est que non-content de s’intéresser aux simples variables/effets de l’élément en question, tu vas pondérer ce ratio via la psychologie que son utilisation implique pour les joueurs.
Une fois que tu seras arrivé à faire ça pour quelques éléments, tu pourras le faire pour plein d’autres et créer à coup sûr quelque chose d’équilibré sans passer par un nombre faramineux d’itérations (ce que j’appelais chasser les mouches au lance-flammes), ce qui fait gagner beaucoup de temps.
Et quand bien même, rien ne t’empêche de faire tout de même un grand nombre d’itérations pour vérifier et affiner.
Pour revenir sur l’impact psychologique, dont Garfield fait allusion avec le jeu du morpion, cela renvoie à une notion bien plus importante qu’il n’y parait et qui est bien souvent au cœur de tout système : la gestion de la frustration.
La frustration, chaque être humain la ressent à chacune de ses actions : qu’elle soit ratée ou qu’elle ne ressemble pas à ce que le joueur voulait qu’elle soit. Elle s’accumule et fonctionne à la façon d’un mécanisme à vapeur dans lequel la pression monte jusqu’à tout faire exploser si tu ne l’évacues pas.
Il se trouve que l’attente est aussi un processus qui fait monter la frustration.
Savoir gérer la frustration du joueur va te permettre de faire beaucoup de choses, notamment d’équilibrer non pas le jeu, mais la façon dont jouent tes joueurs.
Quand on voit certains jeux dont les communautés sont extrêmement mauvaises (League of Legend, DotA, Counter-Strike, le pvp de World of Warcraft), on ne se rend pas bien compte à moins d’analyser la situation que la communauté est dans ce sale état (insultes, anti fair-play) non pas par un quelconque effet magique ou de public cible, mais parce que le game design du jeu est mal travaillé au niveau de la gestion de la frustration.
Prenons en exemple deux FPS qui sont plus ou moins rencontré le succès à la même époque : Counter-strike et Unreal Tournament 2004.
L’un possédait l’une des pires communautés au monde (du jeu vidéo), alors que l’autre en possédait l’une des meilleures. Pourquoi ?
Counter-strike fonctionne de la sorte : Au départ, il faut acheter ou attendre. Le round commence, il faut se mettre en place et attendre, chercher les ennemis ou attendre, foncer ou attendre…
Les combats ne durent que quelques secondes et il suffit souvent d’une balle bien placée (un seul clic) pour tuer un adversaire, contre de très nombreux appuis pour acheter, se déplacer, se mettre en position…
Le pire, c’est que quand tu meurs, tu dois attendre sans pouvoir rien faire (voire passer plusieurs minutes devant un écran noir), qu’une des deux équipes gagne.
La frustration dans ce genre de situation monte en flèche, car le temps de jeu effectif (ce qui intéresse les joueurs, c’est de tirer sur les autres) est très proche de 0%. Ce n’est pas pour rien si les « campeurs » sont mal vus.
Non seulement elle monte en flèche, mais elle ne retombe quasiment jamais, car le « plaisir » de mitrailler ton adversaire pour te défouler n’existe pas dans un tel jeu, sauf si tu ne fais que gagner. Au final les esprits s’échauffent, les joueurs s’insultent et par effet boule de neige, la communauté est pourrie.
C’est la même chose (entre autres mécanismes ratés) pour LoL ou DotA par exemple.
Dans un jeu comme UT2k4, l’action est perpétuelle. Si le fait de mourir est frustrant, tu réapparais quelques secondes après et tu peux reprendre le combat instantanément. Bien que parfois un ou quelques tirs suffisent à tuer un joueur, tu as néanmoins des moyens de remonter ta vie ou fuir le combat pour revenir plus tard. La frustration provoquée par la mort s’évacuant avec l’action rapide, la communauté s’amuse et reste de bonne humeur.
Je ne sais plus qui a parlé dans un post de « l’effet Stilgar », qui dit que l’amusement des joueurs est inversement proportionnel au temps passé à jouer, et a fait un jeu qui annule cet effet-là en faisant que les joueurs ne peuvent réfléchir que pendant que les autres jouent.
J’ai eu beau chercher quelques traces de cette histoire d’effet Stilgar sur Google, sans ne rien trouver (ok, j’ai pas fouillé bien loin).
Néanmoins, ce que traduit cet effet, c’est exactement l’une des parties de la gestion de la frustration : l’attente frustre.
Il faut alors que le joueur à son tour puisse se décharger de cette frustration.
Attention néanmoins : Supprimer toute frustration n’est pas bonne dans certaines situations. Un joueur qui ne subira aucune frustration ne verra pas d’intérêt à jouer et ne jouera plus. Un joueur qui en subit trop aura tendance à arrêter de jouer, par énervement.
Il ne faut pas penser « suppression » de la frustration, mais penser « charge/décharge ».
Dans le cas du jeu où le joueur voulait supprimer l’effet Stilgar, il supprime peut-être l’effet mais pas la frustration, car le rythme frénétique de son jeu va en générer (et c’est donc tant mieux).
Un joueur en bon état pour jouer sera plus impliqué dans la partie et plus ouvert envers ses adversaires, plus fair-play.
Le post est quand même relativement long donc je vais arrêter là, mais en gros c’est pour ça que je dis que les méthodes de Garfield sont très « classiques » et ne vont pas chercher loin. Ce sont des petites méthodes que tout le monde connait, sans pour autant prendre la peine d’y réfléchir dessus alors qu’on peut effectivement aller plus loin : Cela reste du patching, comme fixer des poutres contre une maison pour ne pas qu’elle tombe plutôt que de repenser les fondations.
Après, il faut reconnaitre que ce ne sont pas les propos originaux de Garfield mais une synthèse, peut être qu’à l’oral il était plus nuancé/ exhaustif.
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Pour conclure, l’article de Gamasutra fait un peu Game Design de comptoir. Voir des joueurs s’extasier devant les paroles d’un auteur aussi célèbre quand il rentre dans de la technique n’est pas étonnant (si on peut appeler ça de la technique, car ça reste la couche de vernis sur la carrosserie de la machine), j’en suis même content car ça provoque un intérêt chez le grand public, mais de là à voir les mêmes réactions chez des concepteurs de jeux, cela me déprime un peu et ça explique pas mal de choses. D’ailleurs c’est bientôt 6h du matin et je vais me coucher.
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