Les « explications improvisées » sont des documents/posts/mails qui traitent de sujets en rapport avec le game design et qui ont été écrits à la volée, de façon totalement improvisée.
Celle-ci, traitant de l’expérience dans les jeux de figurines, fut destinée à l’attention de Mohammed « Mohand » Ait-Mehdi (auteur de jeux de figurines, peintre et sculpteur) lors qu’il sollicita mon avis sur le sujet.

LE PROPOS : Expérience Informative ou Effective ?

Lorsque l’on désire introduire un système d’expérience, il faut d’abord en déterminer le propos. L’expérience peut-être informative ou effective ; soit c’est un indicateur de progression qui n’apporte rien d’autre qu’une information témoignant de l’efficacité dont la figurine a fait preuve au travers des parties, soit c’est une « ressource » qui sera utilisée pour améliorer ses possibilités.

Dans le premier cas, on peut voir ça comme le « post count » sur les forums avec les statuts qui changent en fonction du nombre de posts, ou plus simplement, le score dans un shoot’em up. L’expérience (même informative) est souvent utilisée dans les jeux vidéo, même dans ceux qui n’ont à priori aucun rapport avec du RPG, car sa caractéristique d’indication de progression est une mécanique à fort facteur compulsif chez le joueur.
Ce n’est pas aussi inutile que cela puisse paraître de prime abord :
– Prenons pour exemple que chaque figurine possède sa propre valeur d’XP.
– Prenons pour exemple que cette XP est réinitialisée lors de la mort de la fig lors d’une partie.
Alors le système d’XP devient indirectement un indicateur du niveau du joueur (ou de l’écart de « skill » qu’il y a entre lui et ses adversaires, concernant la maîtrise de cette figurine).

Même si cela ne débloque aucun avantage pour le joueur, cela va modifier les comportements de jeu :
– Un joueur ne voudra pas perdre sa fig qui a de l’XP, il sera plus prudent avec elle, voulant atteindre un plus gros score.
– Une fig avec beaucoup d’XP a souvent un effet psychologique sur l’adversaire, qui va en avoir peur (malgré ses caracs qui ne bougent pas) ou en faire une cible prioritaire.

Un système d’expérience informative peu donc entraîner à lui seul un dynamisme dans les parties. Il faudra alors bien identifier les conditions de gain/perte d’XP les plus pertinentes.

Dans le second cas — celui de l’expérience effective — où l’XP est une ressource qui va débloquer caractéristiques/compétences/objets/etc., on fait immédiatement face au problème de la modification du principe d’équilibre (j’en parle après).
L’expérience effective est une mécanique de gameplay qui permet de faire intervenir l’évolution, voire la personnalisation ; deux aspects intéressants et qui ont leurs publics.

LA FORME : Récompense Générale ou Exclusive ?

Il est très important de déterminer si l’expérience est générale ou exclusive, c’est-à-dire si le total d’expérience gagnée est commun à « l’équipe » ou si chaque figurine possède sa propre expérience.

En fonction du but choisi (le propos), on n’utilisera pas l’une des formes ou l’autre de manière équivalente, et dans n’importe quel but, chacune d’elle possède ses avantages et défauts qu’il faut identifier au cas par cas.

Dans un système d’expérience effective, si on admet que tous les X points d’XP la figurine gagne une amélioration :
– En prenant une forme exclusive, où chaque figurine ne gagne que sa propre XP, on se trouve dans une situation d’évolution : Plus la figurine est efficace, plus elle s’améliorera.
– En prenant une forme générale, où l’XP gagnée par chaque figurine rejoint un pool général et est ensuite répartie sur les figurines au choix du propriétaire, on se retrouve dans une situation de personnalisation : Plus une figurine est efficace, plus le joueur aura de choix d’améliorations pour son « équipe », débloquant par exemple l’amélioration suivante d’une fig qu’il n’arrive pas à jouer en l’état car la jugeant pas assez efficace.

Il est tout à fait possible d’utiliser un double système de récompense qui mélange les deux formes, mais ça rend le jeu plus complexe, autant pour le joueur (par l’ajout d’un côté gestion qu’il devra considérer), que pour le game designer (rapport à l’équilibre du système).
Par exemple, dans Blood Bowl, l’or est une récompense générale et l’expérience une récompense exclusive ; ils n’ont pas la même utilité.

LE FOND : Conserver le principe d’équilibre ou non ?

En général, quand on insère un système d’XP dans le jeu, c’est pour en faire de l’XP effective.

Mais il faut se rendre compte d’une chose : Les jeux sont souvent conçus de façon instinctive par leur créateur, qui va y intégrer des principes plus ou moins logiques, transformés afin d’y joindre une composante ludique. Cette intuition est fortement influencée par notre propre expérience culturelle (personnelle ou sociétale), notre éducation, nos connaissances, notre croyance, etc.
Or, ce qui peut sembler logique dans la vie réelle, ne l’est pas forcément dans un jeu. Il faut alors remettre en question ce de quoi nous sommes faits et se méfier du réalisme, que beaucoup d’auteurs recherchent dans leurs mécaniques. Comme j’aime à le dire : Dans le jeu, le réalisme n’existe pas. Essayer de traduire un fonctionnement réel en mécanique ludique est source d’erreurs et un frein à la création.

Cela peut sembler moralisateur mais c’est très important dans le problème qui nous intéresse, à savoir l’expérience, qui n’est ni plus ni moins qu’un système de récompense comme un autre.

Culturellement, il est admis qu’une bonne action mérite récompense et qu’une mauvaise action mérite punition. Ce principe simple qui régit notre société actuelle est extrêmement utilisé dans les jeux, car il semble pour tout le monde logique.
En réalité si on regarde ça avec un point de vue un peu plus pragmatique, en admettant que le jeu est équilibré au départ entre ses figurines, ses factions et ses scénarios (même si déséquilibrer volontairement un jeu peut être une technique efficace dans certains contextes, comme le fait Blizzard avec World of Warcraft en PvP, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse le cas présent), cela donne quelque chose comme ça :
– Si un joueur gagne, c’est qu’il est plus talentueux que son adversaire.
– Si je récompense le joueur talentueux, alors il aura des avantages sur son adversaire, en plus de son plus grand talent.
Au final, je suis en train d’aider le joueur le plus « fort », et donc de creuser l’écart de niveau qui existe entre lui et le joueur le plus « faible ». Le jeu qui a été longuement testé pour être équilibré se retrouve déséquilibré, voire même dès la première partie. Veux-t-on réellement aider le joueur qui n’a pas besoin d’aide, à battre son adversaire qui lui en aurait besoin ?

Dans les jeux, au contraire de ce que la culture nous enseigne, il n’existe pas 2 systèmes de récompense/punition, mais 4 :
– Récompenser le joueur qui réussit
– Punir le joueur qui rate
– Récompenser le joueur qui rate
– Punir le joueur qui réussit
(Ne pas non plus oublier que dans le cadre d’un jeu multijoueur, toute récompense pour un joueur est automatiquement une punition pour son adversaire)

Les deux derniers semblent contre-intuitifs, mais ils sont pourtant utilisés dans de nombreux jeux et ont leurs avantages comme leurs défauts ; mais ils sont aussi utilisés dans les sports ! En effet, dans le foot, le basket, le hand… qui récupère le ballon après un but/panier ? Ce n’est pas l’équipe qui marque, mais celle qui a encaissé le but. Pour conserver l’équilibre, on va alors récompenser l’équipe qui « perd ».
Il y a quelques temps, j’ai dédié un article à ce sujet, que l’on peut trouver à cette adresse : http://nucreum.com/blog/les-4-politiques-de-difficulte-adaptative/

LA COMPREHENSION DU PUBLIC

Le gros problème du jeu de plateau comparé au jeu vidéo, c’est la transparence qu’il y a entre les règles et les joueurs ; dans le jeu vidéo, on code les règles et c’est la machine qui les interprète, renvoyant au joueur ce que l’on veut bien lui transmettre. Ainsi, pour le joueur, la majorité des règles est quelque chose dont il n’a pas à se préoccuper et qui est parfaitement invisible.

Dans le jeu de plateau, le joueur devant appliquer les règles au lieu d’une machine bête et méchante, il ne peut s’empêcher de faire instinctivement un « travail » de game designer : pour appliquer une règle il faut qu’il la comprenne et chacun a sa façon d’interpréter ce qui est écrit (ce qu’on appelle la réalité perçue), y apposant consciemment ou inconsciemment un jugement de valeur.

Si Blood Bowl est un jeu volontairement très déséquilibré, cela ne pose aucun problème pour le joueur standard qui accepte bien qu’un elfe sur un terrain c’est plus efficace qu’un hobbit. Mais dans TBS (le jeu que je fais pour la gamme de Jérem) et Trauma (que je fais pour Blacksmith Miniatures), j’ai voulu conserver le principe d’équilibre et donc je récompense supérieurement le joueur qui perd par rapport à celui qui gagne.

Dans mes deux jeux, le système de progression est différent (l’un fonctionne à des choix de bonus sur la prochaine partie, l’autre sur une expérience effective globale), mais je donne toujours plus à celui qui perd. Eh bien, presque à chaque fois, ça ne rate pas : un joueur qui lit la règle me dit « tu t’es trompé la, non ? Regarde, c’est celui qui perd qui gagne plus que l’autre. »

Quand je leur explique la raison de cet état de fait, ils comprennent tous sans exception la logique qu’il y a derrière. Mais quand le produit sera sur les étals et que les joueurs vont lire la règle après achat ou sur Internet en PDF, personne ne sera là pour leur expliquer quelle intention se cache derrière. On risque donc de se retrouver avec toute une partie de la population qui va inverser les récompenses, croyant être dans le vrai, en faisant inconsciemment leur travail de « game designer ».

Pour TBS et Trauma, plutôt que de faire un long discours sur le pourquoi du comment, j’espère avoir réglé le problème en mettant une réponse dans la FAQ. Dans TBS, pour l’instant cela a cette forme : « Q : Dans la règle optionnelle de Ligue, c’est bien le joueur qui perd la partie qui gagne les 3 bonus et le vainqueur qui n’en gagne que 2 ?
R : Oui, le but ici est de conserver un équilibre entre les joueurs, non pas de creuser l’écart entre eux avant même que la partie ne débute. »

Même si le joueur ne comprend pas, au moins il a la confirmation que la règle ne contient pas d’erreur, ensuite libre à lui de jouer comme il l’entend ; au moins ce sera en connaissance de cause.
Pour toute mécanique dans le jeu (pas seulement l’expérience), il faut donc faire le choix entre sa pertinence ou sa bonne compréhension par le public, en essayant toujours de mélanger les deux ; et pour l’expérience (comme tout autre système de récompense), ce n’est pas une chose toujours facile.